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Les raisons des fermetures des marques françaises de mode

La marque de chaussures San Marina est placée en liquidation judiciaire. Retour sur l’un des plus gros gâchis de l’histoire récente de la mode française.

14 min
Mode & Beauté
4 February 2025 à 15h44

La marque de chaussures San Marina a été placée en liquidation judiciaire, marquant un tournant dans l'histoire récente de la mode française. Laissant 600 employés sur le carreau, cette fermeture signe le clap de fin d’une marque iconique. Elle vient s’ajouter à une liste déjà longue (Camaïeu, Kookaï, André, Burton, Naf Naf…) d’enseignes tricolores emportées par une crise sans précédent. Cette série de fermetures soulève des questions cruciales : quelles sont les causes de ce déclin ? Comment la fast fashion et les ventes en ligne influencent-elles nos marques locales ? Quels sont les impacts économiques et sociaux, et quelles solutions peuvent être envisagées pour inverser la tendance ?

Les causes principales des fermetures des marques françaises de mode

Un secteur en crise : inflation, baisse du pouvoir d'achat et pandémie

L'industrie de la mode française, autrefois bastion mondial de l'élégance et de l'innovation, se heurte aujourd'hui à une tempête économique sans précédent. Entre 2021 et 2023, l'inflation en France a atteint des niveaux inédits depuis 40 ans, alimentée par des chocs énergétiques et alimentaires consécutifs à la pandémie de Covid-19 (source). À cela s'ajoute une baisse généralisée du pouvoir d'achat : les consommateurs achètent moins et privilégient des produits à bas coûts.

La pandémie n'a fait qu'aggraver cette situation. Entre fermetures temporaires des boutiques physiques et perturbations logistiques, de nombreuses marques ont vu leurs chaînes d'approvisionnement brisées. Selon l'Union française des industries mode et habillement (UFIMH), la crise a mis en lumière les limites d'un modèle trop dépendant des importations à bas prix. Le chiffre d'affaires du secteur a chuté plus vite que celui de l'automobile ou même de l'aéronautique – une statistique qui donne froid dans le dos.

Une rue commerçante désertée, symbole de la crise du secteur

L'impact destructeur de la fast fashion : Shein, Primark et consorts

Si le contexte économique est dramatique, la fast fashion agit comme un véritable accélérateur de ce déclin. Ces mastodontes internationaux tels que Shein ou Primark exploitent un modèle basé sur des cycles de production ultra-rapides, écrasant littéralement les acteurs locaux incapables de rivaliser sur les prix ou sur la vitesse.

"La fast fashion ne fait pas que répondre aux besoins des consommateurs : elle façonne ces besoins pour maximiser ses profits, au détriment total de notre patrimoine culturel," souligne Céline Choain, consultante en stratégie chez Kea Partners.

En France, l'essor de ces marques a accéléré le déclin de nombreuses enseignes historiques. Des entreprises comme Camaïeu n'ont pas réussi à adapter leur modèle face à cette concurrence déloyale qui joue sur un dumping social et environnemental flagrant (source).

La montée des ventes en ligne : opportunité ou menace pour les enseignes locales ?

L'e-commerce est souvent présenté comme une planche de salut pour le secteur. Pourtant, il se révèle être une arme à double tranchant. En 2024, la part de marché du commerce électronique dans le secteur mode atteindra près de 22% selon FEVAD (source). Mais cette transition numérique n'est pas sans conséquences.

D'un côté, elle permet aux marques d'élargir leur clientèle au-delà des frontières physiques. De l'autre, elle pousse les petites enseignes locales dans une course technologique coûteuse et parfois inaccessible. Camaïeu par exemple, malgré ses efforts pour intégrer le numérique dans sa stratégie commerciale, n'a pas pu résister face aux géants comme Zalando ou Asos.

Quand la mode française perd son identité culturelle

Enfin, au-delà des chiffres se cache une perte bien plus insidieuse : celle de l'identité culturelle française dans la mode. La mondialisation a standardisé les tendances vestimentaires au point de réduire notre patrimoine stylistique à quelques clichés surannés. Selon un rapport publié par le Ministère français de la Culture (source), la France risque désormais d’être perçue davantage comme une marque parmi tant d’autres que comme un phare culturel unique.

Par exemple, le "New Look" lancé par Christian Dior dans les années 50 incarnait à la fois une révolution artistique et vestimentaire. Aujourd'hui ? Les collections sont pensées pour plaire au plus grand nombre possible via Instagram – un nivellement par le bas orchestré par les algorithmes.

Les enseignes françaises en difficulté : exemples marquants

Camaïeu, Kookaï, San Marina : des icônes qui s’effacent

Le paysage du prêt-à-porter français subit un véritable séisme. Camaïeu, institution du milieu de gamme, a été placée en liquidation judiciaire le 28 septembre 2022. Une décision brutale, entraînant la fermeture de 511 magasins et le licenciement de plus de 2 100 salariés. Fondée en 1984, cette marque avait pourtant marqué plusieurs générations avec ses collections accessibles et ses implantations stratégiques dans les centres commerciaux. Mais son incapacité à rivaliser avec les géants de la fast fashion et son retard dans le virage numérique l’ont précipitée vers l’abîme.

Quant à Kookaï, célèbre pour ses pièces féminines et audacieuses depuis les années 80, elle n’a pas échappé au tourbillon. En février 2023, elle a été placée en redressement judiciaire après des pertes financières abyssales (source). Cette situation a contraint la marque à fermer une vingtaine de magasins d’ici mai de la même année. Une anecdote révélatrice ? En 1996, Kookaï comptait plus de 300 boutiques à travers le monde. Aujourd’hui, ce chiffre est réduit à une fraction insignifiante.

Enfin, San Marina, réputé pour ses chaussures élégantes et abordables, n’a pas échappé à cette crise. Cette enseigne emblématique a également été déclarée en liquidation judiciaire début 2023. Un coup dur pour les consommateurs fidèles qui appréciaient la qualité accessible qu’elle proposait depuis des décennies.

IKKS et Bayard : des marques historiques sous pression

Les grandes marques historiques françaises ne sont pas épargnées par cette crise structurelle. Prenons l’exemple d’IKKS, autrefois synonyme d’élégance rebelle et urbaine. La marque peine aujourd’hui à maintenir sa rentabilité face à une concurrence internationale écrasante. Sa stratégie marketing, bien que créative avec des campagnes axées sur "l’authenticité chic", semble avoir perdu son éclat auprès d’un public qui privilégie désormais les prix bas ou les alternatives éthiques.

Quant à Bayard, acteur historique du prêt-à-porter masculin fondé dans les années 1920, il se retrouve également au bord du gouffre économique. À quoi attribuer cette chute ? Un positionnement trop classique dans un marché où Zara et H&M dictent désormais les tendances. Les clients recherchent des vêtements abordables mais aussi stylisés – un domaine où ces enseignes traditionnelles n’ont pas su innover assez rapidement.

Face à la concurrence : Zara, Inditex et les géants internationaux

Il est impossible d’évoquer la détresse des marques françaises sans souligner l’impact colossal des géants internationaux comme Zara (groupe Inditex). Leur modèle repose sur une rapidité d’exécution fulgurante : conception, production et mise en rayon se font parfois en moins de deux semaines ! Cette capacité d’adaptation aux tendances éphémères leur confère un avantage quasi imbattable.

Pendant ce temps, nos marques nationales restent engluées dans des cycles longs et coûteux. Zara déploie également une stratégie omnicanale impeccable : chaque boutique physique est intégrée harmonieusement avec son site e-commerce ultra-performant (source). En comparaison, beaucoup de marques françaises peinent encore à maîtriser cette transition numérique cruciale.

Enfin, le poids financier joue également un rôle décisif : Inditex dispose de ressources colossales pour négocier ses approvisionnements ou investir dans des campagnes publicitaires mondiales massives – un luxe hors d’atteinte pour bon nombre d’acteurs hexagonaux.

"La domination des mastodontes internationaux n’est pas seulement commerciale ; c’est aussi culturelle," souligne un expert du secteur. "Ils redéfinissent ce que signifie être ‘à la mode’, souvent au détriment des identités locales."

Les impacts sociaux et économiques des fermetures

Des emplois perdus : le coût humain de la crise

Le secteur de la mode française traverse une période sombre, marquée par une hémorragie d'emplois sans précédent. Entre 2020 et 2023, plus de 7 000 postes ont été supprimés, touchant non seulement les employés des boutiques mais aussi les fonctions support. Prenons l'exemple de Camaïeu, qui a fermé ses portes en 2022. Cette liquidation brutale a laissé 2 100 salariés sur le carreau, souvent sans reconversion immédiate. Selon l'Alliance du Commerce, ces chiffres pourraient s'aggraver si aucune mesure structurelle n'est adoptée (source).

Une étude récente met également en lumière le traumatisme psychologique subi par les employés licenciés. Marie, ancienne vendeuse chez San Marina, confie : "On nous a demandé de continuer à sourire jusqu'au dernier jour, mais derrière, c’était le vide total." Ce témoignage illustre crûment l’impact humain d'une crise trop souvent réduite à des tableaux Excel.

Centres-villes désertés : une fracture sociale et économique

La fermeture des enseignes ne se limite pas aux pertes d'emplois. Elle participe à un phénomène plus large de désertification des centres-villes français. À Marseille, la fermeture des Galeries Lafayette en 2025 a marqué un tournant pour le centre-ville. Les commerçants voisins parlent désormais d'un "effet domino" avec une baisse drastique du flux piétonnier.

Selon une analyse publiée par BFMTV, les centres commerciaux de taille moyenne affichent un taux de vacance commerciale supérieur à 20% dans plusieurs villes françaises. Ces espaces vides deviennent rapidement synonymes d'insécurité et de déclin économique local.

"Chaque boutique qui ferme est un coup porté à l’âme même de nos villes," résume un urbaniste interrogé sur la situation à Saint-Nazaire.

Les consommateurs face à leurs responsabilités : prix bas ou éthique ?

Dans cette équation complexe, les consommateurs jouent un rôle clé. Face à l’offre pléthorique et bon marché de la fast fashion, beaucoup préfèrent fermer les yeux sur les implications éthiques et environnementales.

Type de produit Prix moyen "Fast Fashion" Prix moyen marques françaises
T-shirt basique 5 € 25 €
Jeans 20 € 80 €
Robe 15 € 70 €
Accessoires (sacs/chaussures) 10-30 € 50-120 €

Cependant, tout n’est pas perdu : selon Modames, 70% des Français affirment qu’un produit durable justifie un prix plus élevé. Mais entre intention et action réelle, le fossé reste considérable.

Le rôle des politiques publiques dans la sauvegarde de la mode française

Enfin, quelles actions l'État entreprend-il pour enrayer cette spirale descendante ? Les avis divergent. Pourtant, des initiatives comme "Fashion Reboot" visent à soutenir les acteurs locaux en difficulté via des subventions ciblées et des formations professionnelles adaptées (source).

D’autres propositions incluent la taxation accrue sur les importations liées à la fast fashion ou encore la mise en place d’aides spécifiques pour encourager le "Made in France" authentique. Reste à savoir si ces mesures seront suffisantes face aux mastodontes internationaux qui dominent le marché.

Solutions pour relancer la mode française

Adopter un modèle économique durable : l'avenir de la mode

Le futur de la mode repose sur un modèle économique durable, et il est urgent que les acteurs français s'y engagent avant qu'il ne soit trop tard. Le marché de la seconde main, par exemple, a explosé en France, atteignant une valeur de 6 milliards d'euros en 2024 selon Nature et Faune. Mais ce n'est pas seulement une question d'économie circulaire : c'est aussi une opportunité d'innover avec des matières écologiques comme les fibres biodégradables ou issues de déchets agricoles.

Certaines marques françaises ouvrent la voie, comme Patine, qui combine style intemporel et matériaux recyclés, ou encore 1083, pionnière du denim Made in France écoresponsable. Ces initiatives prouvent que durabilité et rentabilité peuvent aller de pair, à condition d'avoir une vision claire et audacieuse.

Miser sur l'artisanat et les circuits courts : un retour aux sources

L'artisanat et les circuits courts ne sont pas seulement des mots à la mode ; ils représentent une alternative puissante pour revitaliser notre industrie textile nationale. En réduisant la chaîne logistique et en favorisant des productions locales, on limite non seulement l'empreinte carbone mais aussi le risque de surproduction.

Des marques telles que Bazalte, spécialisée dans la maroquinerie artisanale au Pays Basque, illustrent parfaitement cette approche. Chaque pièce est fabriquée à la main avec du cuir français, garantissant qualité et durabilité. Ce modèle permet également de soutenir les savoir-faire régionaux tout en valorisant le patrimoine culturel.

Dans les Hauts-de-France, certains ateliers textiles ont redécouvert des techniques ancestrales pour produire des vêtements haut de gamme en circuit court. Résultat ? Une demande croissante de consommateurs prêts à payer plus cher pour des produits authentiques – preuve que tradition et modernité peuvent coexister harmonieusement.

Réguler la fast fashion : un impératif pour protéger l'industrie locale

La fast fashion agit comme un rouleau compresseur sur les petites entreprises locales, mais des initiatives politiques commencent enfin à émerger. En mars 2024, l'Assemblée nationale a adopté une loi visant à réduire l'impact environnemental du secteur textile (source).

Cette régulation impose notamment aux grandes enseignes internationales de financer davantage le recyclage textile et d'assurer une transparence accrue sur leurs chaînes d'approvisionnement. Selon un expert interrogé par The Conversation, "il est crucial de soutenir les alternatives locales tout en éduquant les consommateurs sur le vrai coût d'un t-shirt à cinq euros".

Mais cela suffit-il ? Probablement pas sans une collaboration internationale plus large. La France pourrait jouer un rôle moteur en Europe pour imposer des standards environnementaux plus stricts aux géants comme Shein ou Zara.

Sensibiliser les consommateurs : acheter moins, mais mieux

Enfin, chaque consommateur peut jouer un rôle clé en adoptant des habitudes d'achat plus responsables. Acheter moins mais mieux est une réponse concrète à l'urgence climatique. Voici une checklist pratique pour entamer cette transition :

Checklist pour un shopping éthique :

  • Privilégier les vêtements durables faits localement (labels "Made in France").
  • Investir dans des pièces intemporelles plutôt que dans des tendances éphémères.
  • Opter pour des marques transparentes sur leurs pratiques sociales et environnementales.
  • Réparer ou customiser ses vêtements au lieu de les jeter.
  • Explorer les options seconde main ou vintage avant tout achat neuf.

En adoptant ces gestes simples mais puissants, chacun peut contribuer à transformer le paysage de la mode française tout en soutenant une économie plus juste.

Quel avenir pour la mode en France ?

La mode française, joyau historique de créativité et d'élégance, se trouve aujourd'hui à un carrefour crucial. Entre l'ascension irrésistible de la fast fashion, l'omniprésence des géants internationaux et les défis environnementaux, ce secteur doit impérativement se réinventer. Les fermetures en cascade d'enseignes emblématiques comme Camaïeu ou Kookaï ne sont pas une fatalité, mais bien le symptôme d'un modèle dépassé.

Pour assurer son avenir, la mode française devra miser sur plusieurs axes essentiels : une transition vers des pratiques durables, le soutien aux artisans locaux et une régulation ambitieuse de la concurrence déloyale. Les consommateurs, eux aussi, ont un rôle clé à jouer : privilégier des achats réfléchis et éthiques pourrait redonner un souffle vital à nos créateurs nationaux.

La mode française peut retrouver son éclat si marques, consommateurs et décideurs politiques unissent leurs efforts pour préserver ce patrimoine unique. L’élégance à la française mérite de traverser les âges, sans sacrifier ni ses valeurs ni son identité.
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